Le journaliste britannique Alex Taylor, habitué des revues de presse européennes, se penche à nouveau sur le Brexit dans son nouvel ouvrage Brexit – l’Autopsie d’une illusion. Celui qui depuis a obtenu la nationalité française revient sur les raisons de ce vote et les désillusions du référendum mais aussi sur son sentiment face à la situation politique britannique. Londres Mag s’est entretenu avec celui pour qui Europe est bien plus qu’un simple mot.
Son père s’est battu pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa mère était secrétaire sous les bombes. C’est donc plus qu’une histoire personnelle que livre le journaliste Alex Taylor dans son nouvel ouvrage. « J’ai intitulé ce livre “Brexit, l’autopsie d’une illusion“, par provocation. « Anatomie » aurait été plus neutre. Tant pis ! Je vais examiner au scalpel le véritable mobile du meurtre. Les détectives fraîchement débarqués sur le lieu du crime ont du mal à trouver les « pistes. » Londres Mag a rencontré celui qui a mené l’enquête historique, politique et sociologique sur le Brexit.
Quelles sont vos inquiétudes principales vis à vis du Brexit ?
Je n’en n’ai plus puisque j’ai pris la nationalité française, ça fait 40 ans que je suis en France. Je n’avais jamais vraiment songé à entreprendre cette démarche avant parce que je n’en avais pas besoin. Bénéficiant de mon droit à la libre circulation des personnes je me sentais chez moi partout en Europe et notamment en France. Tout de suite après la décision du Brexit, je me suis décidé. Donc j’ai rassemblé tous les papiers et envoyé mon dossier. Tout le monde dit que c’est une paperasse pas possible, très franchement, c’est dix fois moins de formalités que pour louer un appartement à Paris. Le jour où j’ai eu la nationalité française, j’ai poussé un ouf de soulagement… Mais pour les autres expatriés et pour la Grande-Bretagne c’est différent.
Et vos inquiétudes vis à vis du Brexit pour la GB ?
C’est leur choix. Ce qui me révolte le plus c’est que je n’ai même pas eu le droit de m’exprimer. Contrairement aux Français vivant à l’étranger qui ont des représentants au Parlement, les Britanniques qui résident hors de leur pays depuis plus de 15 ans perdent le droit de vote. Je peux le comprendre éventuellement pour des élections municipales ou législatives mais pour un référendum qui m’a enlevé tous mes droits, j’ai trouvé ça vraiment scandaleux. Les médias britanniques parlent toujours des Européens qui vivent en GB mais quelque part les Britanniques qui vivent dans l’UE sont les grands oubliés de cette histoire. J’en veux beaucoup aux Brexiters pour le free mouvement perdu, ils ont privé leurs enfants, la jeune génération de perspectives merveilleuses. Ma vie a été infiniment plus riche car j’ai quitté la GB à la fin des années 70. Je suis parti d’abord parce que je suis gay. La France des années 80 avec François Mitterrand, la vague rose, c’était le jour et la nuit par rapport à la GB soumise à la clause 28 de Mrs Thatcher, interdisant toute promotion de l’homosexualité en public. La libre circulation, le droit de m’installer, de travailler, d’être accepté, a infiniment changé ma vie. J’ai pu réaliser tout cela, grâce à l’Europe. A cette époque le pays était économiquement préoccupant, homme malade de l’Europe avec des grèves tout le temps, une inflation à 25 %. Les Britanniques maintenant disent que tous les Européens viennent chez nous, mais ils ne se rappellent pas que pendant les années 80 beaucoup de Britanniques partaient. Depuis l’arrivée de la GB dans le marché commun, ils sont beaucoup à avoir profité du free mouvement dans l’autre sens. Vous savez combien de retraités espagnols prennent leur retraite en GB ? 180 ! Comparez aux 800 000 Britanniques qui prennent leur retraite en Espagne, dont certains sont assez stupides pour avoir voté le Brexit. Et c’est le résultat de la presse britannique qui pendant longtemps a traité les gens qui viennent d’Europe de l’Est et de plus en plus d’Européens de tous bords de … migrants. C’est un terme quand même lourd émotionnellement. Et nous les Britanniques qui vivons à l’étranger, nous sommes des « expats », nous ! Moi je travaille, j’ai passé 40 ans à travailler. Sans la libre circulation je n’aurais pu acquérir une expérience aussi riche.
Justement, que pensez-vous du traitement médiatique britannique et français du Brexit ?
Je ne suis pas vraiment d’accord pour faire une comparaison parce que la presse française regarde cela avec détachement, amusement et effroi à la fois S’il s’agissait du Frexit, elle s’engagerait davantage. Mais la presse britannique, et c’est là le problème, est très majoritairement favorable au Brexit. J’ai fait la revue de presse européenne sur France Inter, de 84 à 2014, dans la matinale. Et bien avant le référendum, des journaux comme The Express mettaient à la Une :« Méfiez vous des Roumains, ils vous piquent des choses dans votre maison ». Channel Four a produit une docs-fiction montrant comment Leave UK a truqué le référendum sur les migrants en disant que certains avaient violé et attaqué des femmes et ils l’ont envoyé sur Facebook à des gens ciblés. Quand vous avez une telle presse, ce n’est pas étonnant que même des êtres intelligents finissent par y croire. C’est effarant de voir à quel point la BBC est devenue pro Brexit et ses principales vedettes également. John Humphrys, Andrew Marr, Andrew Neil y sont quand même assez favorables. Je préfère personnellement Skynews qui est beaucoup plus indépendant, tout comme Channel Four.
Et vous vous attendiez à ce que la GB décide de voter le Brexit ?
Je commençais à m’en douter, parce que je lis et ai lu la presse pendant des années. Je pensais que les Britanniques en seraient capables, oui. Ce qui m’a le plus touché, c’est quand je suis allé à la manif où il y avait 1 million de personnes opposées au Brexit. J’ai été très ému de constater la présence d’autant de mes compatriotes. Moi qui couvre l’Europe depuis si longtemps dans les médias, je n’avais jamais vu dans une ville européenne autant d’individus agiter le drapeau européen avec fierté. J’ai évoqué dans mon livre, la chanson qui a jailli dans ma tête juste après le référendum à savoir ‘Big Yellow Taxi’ de Joni Mitchell. Je cite même un vers « You don’t know what you’ve got we felt ignored till it’s gone ». On ne sait pas ce que l’on a jusqu’au moment où on nous le prend. C’est seulement maintenant que des Britanniques découvrent ce qu’ils vont perdre dans quelques mois. »
Selon vous, quelle serait la meilleure issue possible au Brexit ?
En fait, le Brexit n’a pas grand chose à voir avec l’Europe. Ce qui me choque le plus quand je rentre en GB, en tant que Français européen, ce sont les règles d’health and safety, de santé et sécurité. J’étais dans un hôtel à Londres, et je voulais la seule chose qu’il me reste de britannique : une tasse de thé avec du lait. Je vais donc prendre ma cruche, et on m’arrête : c’est interdit. En tant que journaliste, j’ai déjà vécu des situations autrement plus dangereuses que l’extraction de cette petite cruche. Mais la réceptionniste m’a dit que « c’est pour des raisons de santé et de sécurité. » La vie des Britanniques est empoisonnée par ces règles. Pourquoi je vous raconte cela ? Parce les Britanniques avec qui j’ai conversé me disent « Mais ce sont des directives européennes. » Mais c’est faux ! Cette obsession de Health and safety résulte de la politique de Thatcher dans les années 80. Voilà une illustration parfaite de ce que pensent les Brexiters surtout, et les Anciens. Il faut que l’UK sorte pendant 3-4 ans de l’UE que le peuple comprenne comment cela se passe de ne plus y être, et à mon avis, une fois qu’il aura changé de classe politique… qu’il aura des dirigeants politiques qui croient à ce qu’ils font, à ce moment-là, peut être y aura-t-il un second référendum avec 70% des voix favorables à l’UE qui leur rouvrira alors les portes, … j’espère. Mais à quelles conditions ? Sans nul doute une façon d’enrayer aussi cette crise identitaire. C’est un pays qui a été très grand mais qui se définit aujourd’hui, plus que jamais, par rapport à son passé. Dans les années 70, il était tourné plus vers l’avenir, la génération qui a fait la 2nd Guerre Mondiale, comme mon père, n’avait qu’une envie : montrer à ses fils à quel point c’était formidable l’Europe. Nous partions camper chaque été pour visiter l’Europe et j’en suis tombé amoureux. C’est la génération d’après qui, en mal d’identité, renforce une certaine idéologie de la Seconde Guerre Mondiale. Ce n’est pas pour rien que l’année du référendum 2016 les films Dunkerque, Les heures sombres de Churchill sont sortis. Les générations actuelles en mal d’identité, accentuent ce dogme de « nous avons sauvé l’Europe. » Mais ceux qui ont sauvé l’Europe ne pavanaient pas ! Ils avaient vécu la guerre, ils n’avaient pas envie d’en parler et ni de se définir par rapport à cette période. Référence également à l’Empire, avec une fausse nostalgie. Je ne dis pas du tout que tous les Britanniques réagissent de cette manière mais les Brexiters oui.
Pour parler d’un second référendum, est-ce que vous pensez qu’il y a un enjeu démocratique important entre la nécessité de respecter le 1er référendum et la nécessité de respecter la volonté des personnes qui sortent maintenant dans la rue ?
Je comprends que quand on fait un référendum, il faille respecter le choix sorti des urnes. C’est d’autant plus facile pour moi de le dire que je suis français maintenant, je ne suis plus directement concerné, mais je comprends cet argument. Il y a quand même quelques bémols dans la démocratie. Les jeunes de 16-18 ans, qui avaient le droit de voter lors du référendum sur l’indépendance de l’Ecosse, tout d’un coup, ne sont pas assez mûrs pour décider de leur avenir dans l’Europe. Il y a quand même un petit souci démocratique avec un référendum qui a été si serré. Récemment il y a eu beaucoup de preuves de fraudes au sein des campagnes pour le Brexit ce qui crée un véritable problème démocratique à mes yeux. Je n’ai jamais été pour un deuxième référendum tout de suite mais puisque le choix est tellement important, et puisque cela se jouait à si peu en excluant une bonne partie des gens qui auraient pu voter, pourquoi pas un second référendum effectivement ? Quand le pays est complètement bloqué et quand les députés, les élus du peuple, n’arrivent pas à choisir alors pourquoi pas. Je pense que s’il se déroulait aujourd’hui le résultat serait en faveur du Remain, à 53-54 %.
Quand vous parlez du Vote Leave et des enjeux démocratiques, vous faites référence à la collecte de données par exemple ?
Oui, enfin, j’ai vu ce film avec Benedict Cumberbatch sur Dominic Cummings, même moi j’étais choqué, pourtant je savais. Il y a des reportages aussi sur les manigances de la campagne du Leave, comment ils ont influencé les votes. Je ne sais pas du tout ce qui va se passer. Mais quand il y a eu des affiches : « La Turquie va rejoindre l’UE », « 80 millions de personnes vont venir en GB avec des souliers sales, à la porte de la GB », il y a quand même un véritable problème. D’autant plus que les principaux Brexiter ont quitté leur poste. Boris Johnson ne voulait pas du tout gagner, c’est sa soeur qui l’a révélé 4 jours après le référendum.
Qu’est-ce que vous pensez des déclarations d’Emmanuel Macron, qui se place contre un report trop long du Brexit ?
Je n’ai pas compris pourquoi Macron est passé pour le « bad guy » dans la presse britannique. Après tout, ce qu’il voulait faire, c’est donner à Theresa May ce qu’elle réclamait à savoir une période de 3 mois, Emmanuel Macron était le seul qui disait « OK vous voulez 3 mois, on vous donne 3 mois. » Tous ses autres collègues disaient « Ah non ». Mais je pense qu’il ne s’agissait pas d’amabilité prégnante dans le genre « Prenez votre temps. » C’est du sadisme masqué parce que tous voient très bien que le Royaume Uni n’arrive pas à se décider, que c’est tout simplement prolonger la situation. Le moins que l’on puisse dire c’est que depuis 3 ans les Britanniques ne sont pas arrivés à savoir ce qu’ils veulent. Donc c’est du sadisme. Maintenant même si on leur donne 6 mois, le Brexit a fait complètement pschitt. Depuis une semaine ils sont tous partis en vacances. Ils vont attendre encore un 5ème mois, 3ème semaine, 6ème jour et 11ème heure pour tout d’un coup encore être obligés de trouver quelque chose qui pourrait les mettre d’accord. Le problème dans tout cela, c’est qu’ils ne savent pas quel Brexit envisager. Le peuple est pour un Brexit et les députés savent très bien que ça va rendre plus pauvres, surtout les gens qui sont déjà défavorisés. Si vous sondez les gens qui ont voté le Brexit, ils vous diront « We felt ignored », ils avaient l’impression de ne pas avoir de voix. Le grand débat n’est pas du tout de tradition en Grande-Bretagne. En tout cas, je n’ai jamais vu l’Europe faire autant d’audimat dans un autre pays. Là les Britanniques sont complètement passionnés. Au grand débat à la télévision britannique Question time, les gens s’engueulent, l’ambiance est clivée, agressive, mais au moins les gens parlent enfin, il y a un vrai débat sur l’Europe, le débat qu’il y aurait dû avoir avant le référendum. It’s too late, hélas.
Et le parti Change UK, il vous donne un peu d’espoir ?
Pas… Moi, personnellement, je ne comprends pas. Pourquoi les partis pro-remain ne se mettent-ils pas ensemble parce qu’ils feraient alors un tabac, les Liberals Democrats ont demandé vainement l’alliance, je crois, à Change UK et les Greens. Ces trois partis vont faire un flop chacun de leur côté, donc du coup les Brexiters vont pouvoir dire « Encore un vote où on a validé le Brexit », et ils n’ont pas tort, mais si ces partis-là s’unissaient en se disant Remain party, là ce serait un vrai challenge.
Si les désaccords continuent de se poursuivre au Parlement, pensez-vous que Theresa May va démissionner ?
Personne ne peut savoir. Le problème de Theresa May c’est qu’elle ne croit pas au Brexit. Elle a fait campagne quand même contre le Brexit. Et Jeremy Corbyn, son problème c’est qu’il ne croit pas au Remain, il a passé sa vie à voter contre l’UE, et le marché commun à l’époque. C’est que c’est un Brexiter dur qui ne prend pas position. Le lendemain du vote il a dit « Enclenchons l’article 50 tout de suite ! », cela lui a échappé. Je trouve qu’il n’a pas été honnête du tout, il a joué un jeu équivoque mais maintenant, il est temps de se décider. Donc vous avez à la tête de ces deux partis, des personnes qui ne sont pas sincères. Je n’ai pas beaucoup aimé Mrs. Thatcher mais elle disait d’elle-même qu’elle était une « conviction politician », une femme politique qui avait à coeur de mener à bien ses croyances. Mrs May dit au peuple britannique « Ce serait mauvais de sortir de l’Union Européenne », tout d’un coup 2 mois après, sous prétexte qu’elle devient premier ministre, elle commence à soutenir « Brexit means Brexit ». Je lui en veux énormément, car elle ne voit aucun aspect positif au Brexit et essaie donc de forcer son deal. Elle prône toujours en premier lieu « We Will stop free mouvement, this is the advantage. » Et pour quelqu’un dont la vie a été rendue infiniment plus riche à cause du free mouvement, d’entendre une première ministre clamer ces propos me révulse. Quand elle nous a appelés des « citoyens de nulle part », cela m’a rendu encore plus fier d’être un citoyen de nulle part parce que je me sens un citoyen de l’Europe. Il y a des femmes extraordinaires dans la classe politique aujourd’hui avec Jess Phillips, Anna Soubry, Heidi Allen, il faut que l’on tombe sur une Theresa May ! J’espère que la prochaine première ministre sera l’une des femmes remarquables qui siègent au parlement britannique comme Yvette Cooper.
Et du coup, vous pourriez-dire que vous vous sentez plus britannique ou européen dans ce contexte du Brexit ?
Je suis très fier d’être européen, j’étais déjà très fier mais je le suis encore plus. Ça a commencé avec le concours Eurovision de la chanson en 1967. Je trouve génial et émouvant que des pays qui 20 ans auparavant avaient subi le massacre le plus catastrophique de l’humanité se soient retrouvés pour organiser un concours de chansons avec lequel, j’ai grandi…« Hello, May we have your votes? ». Je viens d’une famille assez pauvre, j’ai grandi en Cornouaille, l’Europe m’a permis de m’installer dans un autre pays. Dans un autre pays où ça n’a pas toujours été facile certes ! Mais j’ai acquis alors une richesse culturelle inimaginable, la possibilité de rencontrer des gens d’autres contrées et dire « je t’aime » dans plein de langues, côtoyer une foule de personnalités. Les jeunes britanniques n’auront pas pas cette chance, cela va être mille fois plus difficile pour eux, à moins qu’ils ne soient riches. Moi je ne l’étais pas, l’Europe m’a aidé à avoir une vie infiniment plus riche en termes culturels.
Entretien mené par Thalia Creac’h