Il y a 38 ans mourait Charlie Hebdo

Ce 23 novembre marque le cinquantenaire du titre Charlie Hebdo et la presse s’en est déjà largement fait l’écho. Le premier à dégainer fut bien sûr le journal éponyme dans un numéro spécial sorti mercredi dernier. Mais le Charlie Hebdo que vous trouvez en kiosque chaque mercredi n’est en réalité l’héritier que du titre, tant il est différent du journal d’origine. Ses propriétaires successifs depuis 1992 – date de la renaissance du journal dont la parution avait cessé en 1982 – reconnaissent d’ailleurs volontiers que la ligne éditoriale d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec celle du premier « Charlie ».
Pour preuve, dans son éditorial du numéro anniversaire, Riss, actuel directeur de la rédaction, ne mentionne même pas les noms des deux créateurs du journal. Il faut attendre la page 6 pour que soit cité le nom de Cavanna et le texte de Willem page 13 pour que celui du Professeur Choron soit enfin évoqué… Ce sont pourtant à ces deux-là que Charlie Hebdo doit son existence et sa renommée.

Delfeil De Ton dans les locaux d’Hara Kiri, rue des Trois Portes à Paris, photographié en 1985 par Arnaud Baumann.
Delfeil de Ton, dernier des Mohicans avec le dessinateur Willem à avoir vécu de l’intérieur l’aventure du premier Charlie Hebdo, a merveilleusement raconté l’histoire du journal dans son ouvrage « Ma véritable histoire d’Hara-Kiri hebdo » (Les Cahiers dessinés, 2016). Il nous a fait le cadeau d’évoquer brièvement pour Londres Mag la naissance du titre, il y a exactement 50 ans.
« Ne jamais perdre de vue que Charlie-Hebdo, le vrai, c’est Hara-Kiri »
Tout a commencé par une interdiction.
En 1969, Les éditions du square lancent Hara-kiri hebdo – rejeton du mensuel « bête et méchant » du même nom. Cet hebdomadaire satirique, dirigé conjointement par François Cavanna et Georges Bernier (plus connu comme le Professeur Choron) tape sur tout et sur tout le monde et fait la part belle à l’illustration. Parmi ses contributeurs, on trouve les plus grands talents de l’illustrations de l’époque : Cabu, Gébé, Fred, Reiser, Willem, mais aussi des journalistes et écrivains exceptionnels tels que Delfeil de Ton, Pierre Fournier, et bien entendu Cavanna et Choron eux-mêmes. Ils y maltraitaient l’actualité avec une liberté de ton inédite à l’époque et remplissaient si bien leur mission que le titre Hara-Kiri, lorsqu’il ne paraissait qu’en mensuel, avait été plusieurs fois interdit de publication… Le 8 novembre 1970, De Gaulle meurt. Cette actualité fracassante en éclipsait une autre, dramatique, qui avait bouleversé l’opinion et défrayait la chronique dans des proportions exceptionnelles : l’incendie d’un dancing à Saint-Laurent-du-Pont qui fit 146 morts. La rédaction d’Hara Kiri hebdo se devait de marquer le coup : De Gaulle – en particulier pour le Professeur Choron – était la cause de toutes leurs interdictions et déboires financiers. C’est ainsi que le 16 novembre 1970 sortit en kiosque un numéro dont la couverture est devenue la plus célèbre de toute la presse Française avec un simple titre en caractère d’imprimerie : « BAL TRAGIQUE À COLOMBEY – UN MORT ». Delfeil de Ton était bien sûr présent le soir du bouclage de ce numéro : « Nous étions là tous les neuf, se souvient-il. Les dessinateurs planchaient comme d’habitude sur des idées de couverture, ça n’en finissait pas, rien de bon ne sortait, et il était près de minuit lorsque Choron lâcha son idée. Ce fut un fou-rire général, les dessinateurs soufflèrent et d’autant plus contents qu’il n’y avait pas de dessin à faire (toutes nos couvertures étaient dessinées). Il n’y en eut qu’un qui sortit une objection, ce fut moi : « On doit pouvoir trouver encore plus fort. » On me fit vite me taire, ce que je fis bien volontiers. Bien entendu, nous n’imaginions pas ce que cette couverture allait provoquer. Elle était juste destinée à faire rire. Qu’en plus, elle eût du sens, ça allait sans dire, c’était l’esprit Hara-Kiri. Ne jamais perdre de vue que Charlie-Hebdo, le vrai, c’est Hara-Kiri. »
Dès le lendemain de la parution, Hara-Kiri Hebdo était « interdit à l’exposition et à la vente aux mineurs » par Raymond Marcellin, ministre de l’intérieur d’alors. Comme il ne pouvait pas prendre de sanction au motif de « lèse-majesté », il invoqua un contenu pornographique à l’intérieur du journal. Cette interdiction, signifiait financièrement l’arrêt de mort du journal, et provoqua un tollé : plusieurs organes de presse dont l’Express et le Nouvel Observateur prirent la défense du journal contre cette censure à peine déguisée. Mais à la rédaction d’Hara-Kiri l’heure était grave : si le journal ne paraissait pas le lundi suivant c’était le dépôt de bilan : « Quelques semaines plus tôt, Choron qui ne nous avait jamais écrit (et pourquoi donc l’aurait-il fait, on se voyait si souvent), Choron donc nous envoya à chacun une lettre disant que le déficit de l’hebdo allait faire crever le mensuel, qu’il allait donc l’arrêter, à moins qu’il ne cesse de nous payer pour le travail de l’hebdo (nous gagnions modestement notre vie avec le mensuel). On avait tous été d’accord pour travailler à l’œil sur l’hebdo. On n’en a même pas discuté entre nous. »
« Ce genre de journal n’est pas fait pour tenir éternellement »
La solution fut trouvée collégialement. Les éditions du square étaient également propriétaire du titre Charlie Mensuel, magazine de bande dessinée créé en 1969 par Delfeil de Ton et dont le titre faisait référence à Charlie Brown, personnage de la série « Peanuts » (« Snoopy »). L’idée était, à l’instar d’Hara-Kiri, de décliner le titre en hebdomadaire. C’est ainsi que le journal sortit en kiosque sans interruption, mais sous un nouveau nom, Charlie Hebdo, qui en prime évoquait ironiquement le prénom du Général. Non seulement la censure était contournée mais les ventes explosèrent grâce à la publicité involontaire faite par Marcellin. Le journal vendit par la suite jusqu’à 150000 exemplaires, dépassant tous ses concurrents. Mais au bout de quelques années, les ventes commencèrent à baisser et le journal dû jeter l’éponge en 1982. Beaucoup attribuent sa fin à l’avènement de la gauche au pouvoir, ce qui n’est pas de l’avis de Delfeil de Ton : « Il ne cessait de plonger sous Giscard. Ce genre de journal n’est pas fait pour tenir éternellement. Le plus célèbre, « l’Assiette au Beurre » : 12 ans. Notre hebdo les a tenus. »
Charlie Hebdo est donc mort il y a 38 ans, de sa belle mort. En 1992, le titre renaissait avec une partie de l’équipe d’origine, mais sans Choron, ni l’esprit « bête & méchant » des années 70. C’est un autre journal, qui a vécu d’autres gloires, d’autres difficultés et d’autres drames dont le pire qui soit en 2015 : l’attentat qui coûta la vie à 12 de ses collaborateurs dont Cabu et Wolinski.
Ce journal n’a plus guère de commun avec son prédécesseur que son nom, et Willem, 79 ans cette année, qui lui reste fidèle. Ce Charlie-là fêtera son cinquantenaire en 2042.
Photo : Delfeil De Ton dans les locaux d’Hara Kiri, rue des Trois Portes à Paris, photographié en 1985 par Arnaud Baumann. (tous droits réservés)